Je recopie ici quelques passages de mes écrits sur mon enfance en Algérie.
Algérie, notre pays natal
« Je marche sur les galets
de la plage, ils sont doux et chauds. L’odeur iodée des algues fines et l’air salé sur mon visage m’enivrent. Je flotte maintenant au-dessus des vagues, je me sens bien. Comme il fait beau et je
suis si légère ! Je suis partout à la fois, je cueille des fleurs jaunes, des brassées de fleurs, du géranium odorant au feuillage ciselé, je reviens sur la plage, je cours, je vole, mais
oui, je vole, je ramasse des coquillages, je scrute l’horizon, je cueille encore des fleurs, je monte la rue vers le centre du village, je respire, je vis ! Les maisons si blanches sont
toujours là. Je suis dans la montagne entre les pins et les chênes-lièges, je redescends, je suis infatigable. Je suis libérée ! Libérée de cette paroi du temps. Le rideau s’est enfin
ouvert. Des émotions déferlent en moi, je suis fragile et forte à la fois. Je vis dans le magique et dans le réel. Je me sens en harmonie dans cet
espace qui m’est connu et que j’attendais de retrouver depuis si longtemps et en même temps j’ai une crainte, que j’essaie de refouler au plus profond de moi. J’ai conscience de ne plus
raisonner, je subis. D’où me vient cette sensation de bien-être ? D’où me vient ce malaise qui s’insinue petit à petit ? Il faut que je sache ! Mais non, à quoi bon, plus
tard ! Il y a encore des fleurs à cueillir, des coquillages à ramasser, des ruelles à visiter ! Il fait si beau ! D’ailleurs il fait toujours beau ici. Ici ? Mais où suis-je
donc ? Tu le sais bien où tu es ! Tu le sais ! Mais oui, je le sais ! Enfin ! Enfin, je suis de retour au pays, oui… C’est ça, je suis revenue dans mon pays. Mon Pays ! Quel bonheur ! J’ai réussi enfin à revenir, j’ai tout bravé et j’ai réussi ! La
Méditerranée est là, immense devant moi, les paquebots au loin, je les vois, je les reconnais. Comme avant quand j’avais dix ans ! Comme avant ! J’ai pris le bateau et je suis arrivée à
Gouraya ! Gouraya enfin ! Quel bonheur ! Oui mais…Je sens encore en moi ce trouble, comme une appréhension. Malgré moi, je frissonne
d’inquiétude mais aussi de joie. Je suis au supplice. Je n’ai plus de raisonnement. Je commence à douter, à m’affoler. Il faut que je prenne garde,
la chute va être terrible. Il faut réfléchir et vite, vite. La torture commence à s’insinuer, de plus en plus lancinante ? Qui est près de moi, en ce moment ? Avec qui est-ce que je partage
ces moments de bonheur ? Et puis quel bateau ai-je pris pour arriver ici ? Ou alors quel avion ? Comment s’est passé le voyage ? Il faut à tout prix que je sache. C’est
la condition pour ne pas sombrer dans le désespoir. Depuis quand suis-je ici ? Oh ! Tout s ‘embrouille dans ma tête. Non, ce n’est pas possible, la cassure ! Le rideau se
referme, c’est encore ce rêve, ce rêve qui revient tout le temps, il faut que je revienne sur terre, c’est trop dur. Et je me bats de toutes mes forces. Finalement je réussis à m’extirper de ce
guêpier, je réussis à me persuader que c’est un rêve. Un beau rêve qui va se transformer en cauchemar si je ne réagis pas. Le matin, au réveil, je me
sens abattue. Une impression de vide, il me manque quelque chose, on m’a pris quelque chose ! »
Et c’est ainsi depuis plus de cinquante ans ! Peut-être un peu moins
souvent qu’au début et avec un peu moins d’intensité. Les premières années, les réveils étaient terribles. N’en pouvant plus, j’ai fini, un soir, avant de repartir dans mon sommeil, par me dire
qu’il fallait que je réussisse à faire entrer un peu de lucidité dans ce rêve. Dès le départ il fallait que me vienne à l’esprit le voyage effectué pour arriver à cette destination, il fallait
que je le visionne, que j’aie des réponses précises. Et j’ai fini, à force de persévérance, d’auto-persuasion, par me convaincre que je rêvais, ainsi
mon aventure s’arrêtait dans mon subconscient avant d’aller plus loin et la douleur était moins forte.
Tout ce qui a fait mon enfance dans ce pays me revient la nuit. Tout ce
qu’il y a de merveilleux à mon regard d’enfant se rétablit comme par enchantement, mais ensuite quelle désillusion ! Je revois mon village, bien sûr il n’a pas changé, il est toujours le
même. Moi, il me semble que je n’ai plus d’âge ! J’ai dû vieillir, c’est logique, je suis partie et je suis revenue. Mais ce que je revois est resté intact, c’est un vrai bonheur. C’est ce
qui fait que j’ai gardé beaucoup de souvenirs en mémoire : je les entretenais la nuit ! Je vivais en France le jour, en Algérie la nuit. C’est étrange, car c’est seulement arrivée à
soixante- cinq ans que je m’en suis ouverte à mon frère et ma sœur. Je pensais qu’ils vivaient le même tourment et je n’en parlais pas. Et j’ai eu la surprise de les entendre me dire qu’ils
savaient qu’ils ne retourneraient plus en Algérie, donc ils avaient fait une croix sur ce passé.
En 1952, j’avais dix ans quand nous sommes arrivés en France. Nous étions
«français ». Je ne sais pas si on peut comprendre cela, mais pour nous c’était une impression étrange. Notre pays c’était l’Algérie. Nous laissions derrière nous « notre
pays ». Mais nous allions revenir, c’était sûr, nous allions revenir ! Hélas, nous ne sommes jamais retournés en Algérie, les événements de l’époque nous en ont empêchés. Il a
fallu changer de vie. Nous ne voyions plus la Méditerranée, l’océan et ses marées l’avaient remplacée ; l’hiver il faisait froid, très froid, avec du verglas et aussi de la neige. Nous
manquions d’espace. Et puis nous étions différents des autres, pas plus bronzés, oh non ! Nous avions le teint pâle, mais c’était notre accent, l’accent des «Pieds-noirs ». Encore que, si nous réfléchissons bien, nous, nous étions plutôt des «pieds gris ». Les
« zotres », les gens d’ici, en Basse-Bretagne parlaient un drôle de langage, des mots qu’on ne connaissait pas, des expressions du
« »terroir ».
Et puis le temps a passé et je ne dirais pas que l’oubli est venu, non ! Mais le manque s’est estompé petit à petit. Il faut dire que nous étions jeunes et
pour nous tout était à construire. Et pour nos parents, même si cela a été dur de quitter l’Afrique, ils se sentaient plus en sécurité en France, d’autant plus que notre père avait fait sa
carrière en gendarmerie, donc une situation plus risquée là-bas. Notre cas n’a pas été le même que celui de tous ces gens qui ont été rapatriés en 1962. Il a certainement été plus supportable.
Nous, nos parents étaient nés en France, ils étaient de «passage » en Algérie, c’était une étape dans leur vie. Ils savaient qu’ils
retourneraient en France. Même s’ils n’en parlaient jamais, nous le savions. Nous le savions mais nous ne voulions pas l’admettre. Et puis c’était pour «après ». Nous, les enfants, nous ne
voyions pas la vie ailleurs qu’à Gouraya. Cela a été un déchirement pour nous de quitter ce pays, mais nous n’y avions pas nos vraies racines. C’était notre pays natal. Point. Ceux qui sont
arrivés en France à la fin de cette guerre, dans un pays qui ne les a pas connus et de ce fait reconnus, ont dû souffrir ! Je ne m’étonne pas qu’ils en veuillent encore à la France, c’est
une vilaine farce qu’on leur faisait. Certains écrits le prouvent. Quelques-uns y sont retournés, courageusement, car il en faut du courage ! Revoir son pays, cinquante ans après, sachant
que l’on ne va peut-être pas être reçu à bras ouverts, sachant que beaucoup de maisons, églises et cimetières ont été détruits, cela demande une certaine détermination.