François Cavanna
Ma langue française
Suis-je un intellectuel ? Je ne sais pas. Je ne sais pas trop
ce que c'est. Je ne suis pas allé «dans les écoles», je suis tout juste allé à l'école. J'étais un gosse de la rue, et parmi les plus pauvres d'entre les pauvres. J'étais un enfant d'immigré. Je
suis né et j'ai grandi dans le milieu fermé des travailleurs italiens du bâtiment de la banlieue de Paris. J'étais destiné à devenir maçon, comme papa, ou employé des postes, ce qui aurait fait
tellement plaisir à maman. J'aurais été l'un ou l'autre sans regret, j'aurais, je le sais, fait joyeusement mon boulot, j'aurais été un maçon habile et consciencieux ou un postier qui aurait
grimpé les échelons. J'ai d'ailleurs été l'un et l'autre, successivement.
Si je ne m'y suis pas tenu, c'est que mes réactions devant les hasards de la vie, en une époque tout spécialement épouvantable, m'ont projeté hors de l'orbite
assignée. Et voilà que j'ai fait métier de dessiner, et puis d'écrire, et que j'ai pu aider, pendant la plus fructueuse partie de ma vie, de plus jeunes que moi à dessiner et à écrire. On m'a
appris à lire très tôt, dès ma quatrième année, je pense. En tout cas, à six ans, je lisais et écrivais à peu près couramment, comme d'ailleurs les autres enfants de pauvres que leurs mères
accablées de travail confiaient chaque matin à l'école maternelle.
La lecture est devenue très vite pour moi un enchantement, puis une passion, un besoin, une intoxication. Je t'ai découvert dans les pages des livres où tu te
cachais, ô mon beau parler français, et ce fut le coup de foudre.
Au vrai, je t'ai découvert en deux fois: d'abord le parler de la vie, et puis le parler des livres.
Je parlais comme parle un enfant: par imitation. Le français était ma langue maternelle et exclusive. Maman, fière paysanne des forêts de la Nièvre, n'autorisait que
le français à la maison. C'était aussi la langue de la rue où nous traînions entre galopins, car tous les petits Ritals, passé la porte de chez eux, ne connaissaient que le français, ou plutôt
l'argot des faubourgs. L'italien était pour moi une langue secrète et prestigieuse que parlait mon père avec ses camarades et que je ne comprenais pas.
A la maternelle, on nous lisait « Le Petit Poucet ». On nous faisait chanter des chansons. Ces mots qui n'étaient pas les mots de tous les jours, de la maison, de la
rue, et quand même des mots simples que je connaissais, mais arrangés de façon jolie, ces mots me ravissaient, m'émouvaient, m'emportaient ailleurs, là où le ciel est bleu comme sur les
images.
Je me suis abandonné à la magie des mots, au balancement rythmé de la phrase. Je trouvais dans les mots plus que le sens des mots. J'entendais la musique des mots,
je voyais le dessin des mots, et la couleur des mots, autant que les êtres et les objets qu'ils évoquaient, autant que l'histoire qu'ils racontaient.
J'étais un enfant intelligent, exagérément sensible peut-être. Je ne comprenais pas tout, mais je pressentais. Ce qui lui demeurait énigme, ma mémoire le mettait de
côté, ça finirait bien par s'éclaircir. Ça finissait bien, en effet.
Plus tard, ô ma langue bien-aimée, j'ai dû apprendre tes lois et tes rituels et, si je n'ai pas toujours été un bon élève, car j'étais fort turbulent, je les ai du
moins reçus comme les règles d'un jeu fascinant, je n'y voyais ni contrainte ni arbitraire, mais logique et cohérence. On m'enseignait en même temps les rudiments de l'arithmétique, de la
géométrie et des sciences dites « physiques », et j'y trouvais la même harmonie, la même rigueur procédant de la même logique, car il n'y a qu'une logique. Ce monde était un monde solide et beau.
Tu y resplendissais et l'éclairais, car c'est par toi qu'on me l'expliquait.
(extrait de Mignonne, allons voir si la rose... éditions Belfond)