Quatre fois par jour je traversais la Loire. J’aimais le froid vif de sept heures, le cheval hésitant sur le pavé en bois du pont de la Madeleine, le teint pâle des maraîchers. Il n’était pas de matin que je m’arrêtasse au dessus de l’arche majeure du pont; les mains crispées sur la balustrade, je m’empêtrais dans les tourbillons de l’eau, j’allais donner durement du front contre un pilier et libéré soudain, j’appréhendais la grande rue matinale où les carrioles de la Banlieu déversaient sans relâche leur butin de la nuit. Le second bras de la Loire n’était point encore comblé mais déjà l’eau n’y coulait qu’en silence, comme si elle devinait, par delà les bancs de sable et l’inertie rageuse des tuyaux, les derniers soubresauts de la défaite prochaine."
René-Guy Cadou, "Mon enfance est à tout le monde"